dimanche 26 avril 2009

Les Chinois et la pudeur

Après un long moment d’intense réflexion sur la direction dans laquelle je verrais ce blog persister, je me suis dit qu’une série de posts thématiques, sans rapport avec les événements (majeurs, il faut bien le dire) de ma vie quotidienne, pourrait peut-être vous intéresser. Donc voilà, premier de la série : la pudeur. Je ne prétends pas du tout que la vérité sorte de ma bouche, mais ce que j’écris ici est le nectar tiré de ma petite expérience après huit mois passés à Beijing… sentez-vous libre de me soumettre des thèmes (ou de râler, mais de manière constructive alors)!


Les Chinois ont un rapport au corps qui est très différent du nôtre, Européens, ou du moins Français. Tout d’abord, les Chinois ont relativement peu de contacts physiques dans la vie de tous les jours. Par exemple, on ne se fait pas la bise. Même entre filles. La bise est associée à l’amour pour eux. Et d’ailleurs même les amoureux ne manifestent pas leur attachement en public, voire même lorsqu’ils sont uniquement en présence d’amis, à part peut-être en se tenant la main de temps en temps. Les jeunes filles entre elles se tiennent par contre souvent par le bras, voire par la main, elles ont préservé cette manière de donner et recevoir de l’affection. Les hommes entre eux pratiquent la « tape amicale sur l’épaule », mais je n’ai pu observer cela que très rarement. Une explication pourrait être que les Chinois cherchent en général à faire montre d’autonomie. Or exprimer ses sentiments en public c’est plutôt dévoiler une faiblesse. En gros, un Chinois se promène généralement dans une sorte de bulle, la distance règlementaire à respecter est à 30 cm de la surface du corps. Bon, on peut se dire que c’est un peu compréhensible : ils sont tellement nombreux, il leur faut bien un peu d’espace !

Mais c’est là où la logique s’arrête, car le nombre va inévitablement faire que les files d’attente (ou plutôt devrais-je dire les troupeaux d’attente) permettent à quatre personnes de lire le même journal ou à une seule de déverser le contenu de son plateau sur six pieds gauches à la fois. Et quand un Chinois rentre dans quelqu’un par mégarde, pas un mot d’excuse ! Pourtant là, si ma logique infaillible est exacte, il y a empiètement grave dans la sphère de l’inconnu d’en face!

Creusons un peu, et rendons-nous par exemple à la piscine. La piscine est un endroit très intéressant lorsqu’on s’intéresse au rapport au corps. En effet, c’est un endroit où le corps est bien plus dévoilé qu’à l’extérieur, mais selon des règles inflexibles ; il y a un espace mixte, un espace féminin, un espace masculin. Je suis désolée pour mes lecteurs, mais je n’ai pas encore envoyé d’espion chez les hommes. Ce que j’ai pu observer en tant que nageuse (assidue) est déjà assez parlant. Là où les piscines municipales françaises affichent des pancartes « Une tenue décente est exigée même sous la douche », il est tout à fait naturel, voire exigé, de se promener tout nu dans le vestiaire devant une bonne douzaine d’individus de 7 à 77 ans du même sexe (et bien sûr de prendre la douche dans la même tenue, cela va sans dire). A la piscine où je vais, il n’y a pas de cabine (j’ai mis 10 secondes à retrouver le mot tellement ce sanctuaire de l’intimité est rare en Chine) et les douches sont communes (avec un petit panneau de plastique pour séparer de la douche voisine, mais rien n’est prévu pour la douche d’en face !). Ma première expérience ne s’est pas effectuée sans une légère anxiété, mon individualité n’allait-elle pas être désacralisée ? En réalité, là est la chose. L’individualité du corps ne semble pas vraiment faire sens pour les Chinois (lorsqu’ils sont entre individus du même sexe, entendons-nous). Le corps ne semble pas signifier l’individu. C’est plutôt une enveloppe, tout le monde traîne la sienne, même si elle n’est pas exactement la même que celle du voisin. Il faut tout de même prendre soin du corps (les Chinois savent faire ça très bien), mais entre camarades du même sexe, l’équivoque sexuelle disparaît totalement. Et finalement, dès ma deuxième visite au vestiaire des femmes, j’ai commencé à me sentir vraiment bien. En comparant avec la France, je me suis rendu compte qu’en plus de ne jamais se dénuder devant des inconnus, lorsque l’on procède à des soins du corps (comme le lavage), on prend bien garde à ne pas lever les yeux sur son voisin. Ce serait tellement mal vu. En Chine, il n’en est pas du tout de même : chacun peut regarder ceux/celles qui l’entourent, les regards se posent, mais ne se fixent pas. On bavarde joyeusement. Le corps est resté quelque chose de naturel pour les Chinois. Maintenant, je ne dis pas que je ferais l’apologie des plages naturistes ou que je vais militer pour la nudité dans les lieux publics en France, mais il est vrai je me trouve bien aise de pouvoir considérer mon corps comme quelque chose de naturel en Chine. Il ne s’agit pas d’exhibitionnisme, juste de ne pas s’empêtrer dans une pudeur règlementaire.


Norbert Elias aurait suggéré là que la France serait à un niveau plus élevé de civilisation que la Chine, en restreignant les « manifestations naturelles » des individus à travers la pudeur. Et il n’aurait pas tort, car les crachats à trois centimètres de ma chaussure ou les pets monumentaux dans n’importe quel endroit, ou encore les rots sonores (sans un mot d’excuse, forcément, puisque c’est naturel !) ont le don de m’inspirer un dégoût assez puissant. Mais là, je parle en tant que Française, bien évidemment ! Les codes que j’ai appris à suivre depuis toute petite se trouvant aussi ouvertement violés, mes neurones n’ont pas besoin de se connecter bien loin pour que ma réaction se déclenche.


Ce qui corrobore la thèse eliassienne est que dans le bassin de la piscine, où se trouvent mélangés hommes et femmes, on voit ces dernières porter majoritairement un maillot qui ressemble un peu à notre maillot des années 1950, bien fermé, souvent avec une petite jupette en supplément. L’espace est partagé, mais il n’est pas question de montrer trop du corps, car la nature est aussi sexualité. Les femmes ne se sentent donc pas trop à l’aise dans un habit qui en dévoilerait « de trop ». Un indice que la maîtrise des pulsions (comme le décrit Elias) n’est pas développée à son maximum en Chine.


Et donc, la boucle se boucle, pourquoi mes amis chinois (garçons ou filles) se reculent-ils horrifiés lorsque, dans ma joie de les revoir, j’en oublie que je ne suis pas en France et je me jette dans leurs bras pour leur faire la bise ? Eh oui, le contrôle des pulsions par la société n’est pas aussi élevé ici qu’en France, du coup on fonctionne par l’interdit, histoire d’éviter les « débordements ». Ca c’est du Norbert Elias. Bon, après, on pense ce qu’on veut du degré de civilisation des sociétés française et chinoises. Moi je trouve mon compte des deux côtés : en France je peux montrer mon affection en public, personne n’y trouvera à redire ; en Chine, je ne peux pas le faire, ça me manque d’ailleurs pas mal, mais la pudeur entre femmes n’existe pas ici, je me sens alors bien plus libre de mon corps qu’en France. Commentaires bienvenus sur ce qu’il en est entre hommes en Chine !



J’espère n’avoir choqué personne avec mon analyse à la louche d’un fait social sur lequel on pourrait écrire des milliers de pages, et qui trouve sans aucun doute des explications bien plus profondes que les deux ou trois que j’ai hasardées.